Jamaïque : la chasse aux homosexuels
LEMONDE.FR | 08.10.03 | 15h25 • MIS A JOUR LE 08.10.03
| 15h47
"Je rêve d'une nouvelle Jamaïque où l'on exécuterait
tous les gays." Les mots sont du célèbre DJ Beenie Man, qui
crie sa haine des homosexuels dans son morceau Damn. L'acolyte de Janet Jackson
rêve également de "peine de mort", et apprécie
de vivre dans "une Jamaïque où l'on se fout des homos.
..". Pour les principaux intéressés, le cauchemar tient au
fait que la plupart de leurs concitoyens font le même rêve. Harcelés
par la population, voire par la police, les lesbiennes et les gays de l'île
se sentent en danger. L'année dernière, un jeune homme dont l'homosexualité
avait été découverte par des membres de sa famille a été
pourchassé jusque dans une église par des voisins puis tué
par balle...
Traqués puis tabassés, c'est le sort réservé aux
battymen (les "folles"), sobriquet donné à tous les
homosexuels de l'île. Ou à ceux qui sont soupçonnés
d'en faire partie et qui s'exposent au même châtiment. Pour les
battymen, c'est ça ou la prison. En Jamaïque, la loi interdit les
rapports homosexuels entre hommes en privé. Les contrevenants risquent
dix ans d'emprisonnement. Fin 2001, le gouvernement a refusé de se pencher
sur ce dossier, malgré la recommandation d'une commission spéciale
lancée par Amnesty International et chargée de travailler sur
le projet d'une charte des droits. Les pressions ont échoué, le
gouvernement a refusé d'abroger la loi. Du coup, la chasse aux sorcières
a repris de plus belle. A tel point que la Grande-Bretagne a accordé
en octobre le statut de réfugié à un gay, estimant que
l'homophobie extrême qui régnait en Jamaïque constituait une
menace pour sa sécurité.
Et la vindicte populaire impose aux homosexuels de se cacher. Il y a deux ans,
à Sainte Catherine, à 30 km de Kingston, la police a arrêté
de justesse le lynchage de deux hommes par un groupe d'habitants du lieu. Ces
justiciers leur reprochaient de pratiquer une fellation à l'arrière
de leur voiture. La police a dispersé la foule et embarqué les
deux rescapés pour "insanité" sur la voie publique.
Mais si certains policiers ferment les yeux, d'autres participent carrément
aux passages à tabac. Amnesty International l'a condamné dans
son rapport 2003 : "De nouvelles agressions contre des homosexuels, perpétrées
aussi bien par des particuliers que par des policiers, ont été
signalées cette année en Jamaïque." Un policier du commissariat
de Montego Bay, dans le nord de l'île, avoue : "Oui, c'est quelque
chose qui arrive fréquemment. La plupart des officiers sont hostiles
aux gays et sont sanctionnés pour avoir laissé faire."
Sur place, les homosexuels ne peuvent compter que sur le J-FLAG (Jamaica Forum
for Lesbiens & All Sexuals and Gays), une tribune de soutien créée
en 1998 dans les faubourgs de Kingston. Forte de 350 sympathisants, elle organisait
depuis deux ans des débats dans ses locaux afin de sensibiliser les gens
à leur cause. Une aubaine pour ceux qui veulent briser le triangle rose.
Après de nombreuses attaques, le J-FLAG a dû mettre la clé
sous la porte, créer une boîte postale anonyme à Kingston
pour ses nouveaux locaux et s'exiler sur le Net. Le seul endroit de l'île
où flotte encore le drapeau arc-en-ciel...
Benoît Merlin